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Nous agissons comme contrôle qualité externe et incorruptible.
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Pour qu'un champ d'études et de connaissances devienne une science, il lui faut :

1.    une délimitation de son objet,

2.    une première liste (non négociable, mais encore enrichissable) de ses épreuves de réalité,

3.    et une socialisation rationalisée et transparente, prenant en respect tous ses clients.

4.    Pouvoir être transmise, appliquée et enseignée avec un rendement décent.

Autrement dit, il lui faut se donner les critères d'un pilotage en exactitude, et donner à une surveillance extérieure les moyens de vérifier si ce pilotage en exactitude est bien respecté.

 Le premier point a été traité, par exemple par Saussure, quand il a défini le champ de la linguistique générale. D'autres sciences peuvent mettre plus longtemps, redéfinissant plusieurs fois leur objet. Cette lenteur et ces aléas doivent être acceptés avec sang froid : cela fait partie des complications de la vie.

 Le second point technique renvoie moralement au troisième : choisir ce qu'on respecte, renvoie à garantir ou non, et à qui, la fiabilité et la validité des énoncés que l'on diffusera.

 Je prendrai mes exemples principalement dans la mathématisation de la physique. Mon propos est que cette pratique ne s'est encore jamais souciée de devenir une science, conservant au contraire une ambiguïté fondamentale sur son statut : scientifique ? ou coutumier ? Elle n'a pas délimité son objet, elle n'a pas listé ses critères de réalité et d'exactitude, elle n'a pas défini contractuellement le respect de sa socialisation, ni n'a identifié les cercles de clients qu'elle se donnerait pour devoir de respecter.

J'ai pris ici « cercle » au sens de l'environnement social concentrique, que je compare à cette notion commune au monde indo-européen, exprimée en latin archaïque par « hostis », et en védique par « arya » : ceux qui sont avec vous en relation d'égalité des droits d'hospitalité, de réciprocité dans le devoir d'hospitalité, sans toutefois être de votre famille proche, donc qui sont en relation d'exogamie possible, au lieu d'être suffisamment étrangers pour n'être qu'un gibier d'esclavage.

Pour prendre mes exemples dans la mathématisation de la physique, je parlerai à nouveau des rejets hâtifs d'épreuves de réalité préconisées par le voisin. Le physicien rejette avec mépris tel critère de cohérence mathématique et logique, lui refusant le statut d'épreuve de réalité valide. Dans la pratique, lui ne reconnaît comme critère de réalité que l'indication lue sur un cadran d'appareil de mesure, et - au moins jusqu'à ce jour - persiste à rejeter la prévision des symétries correctes. Réciproquement, le mathématicien rétorque par d'autres mépris tout aussi déplacés, envers des épreuves de réalité qui lui paraissent bien trop terriennes.

Ces exemples dénoncent non seulement une myopie technique, mais surtout une carence morale : Chaque spécialité scientifique entend se définir de l'intérieur, en prolongeant le privilège ecclésiastique d'exterritorialité qui fut celui de la Sorbonne, au moyen-âge. Chaque spécialité entend n'avoir de comptes à rendre à personne, et n'avoir personne à respecter. L'articulation entre le particulier et sa profession, ressemble à un contrat social tacite : j'adhère pour que tu me protèges du regard des autres, que tu me dispenses de rendre des comptes aux autres, les profanes et autres infidèles à la vraie foi.

Le premier critère de socialisation, entre pairs, est généralement bien compris : je dois pouvoir partager mes expériences et leur interprétation avec des collègues qui ne parlent pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, ni les mêmes opinions politiques. Ceci implique des affirmations restreintes à ce qui peut être mis en commun entre nous, donc le renoncement à des tas de considérations esthétiques, mystiques, etc. Mais doit-on aussi renoncer à une moralité scientifique explicite et vérifiable ?

Le second cercle de socialisation est nettement moins bien traité : le respect interprofessionnel, le respect de mes clients immédiats, et de mes fournisseurs immédiats. Les discours officiels à ce sujet, souvent irréprochables, sont contredits sur le terrain des amphis, des salles de cours, des couloirs, des machines à café, voire des manuels de cours, par force persiflages, désinvoltures, et autres conduites de fuite-ou-combat (fight or flight syndrome).

Considérons la société entière comme le troisième cercle de socialisation. C'est bien en sanction de son mépris envers les deuxième et troisième cercles, que Karl Popper critiquait la psychanalyse (en tant qu'organisation, dirigée par Sigmund Freud) comme une non-science, et comme une religion attachée à un clergé. Elle se permettait de remanier ses affirmations à l'infini au fil des embarras, sans jamais prendre le risque d'énoncés nets, risquant d'être nettement démentis par l'expérience. Sigmund Freud fondait ainsi son clergé suiveur à mépriser, et à se méfier de tout le cercle de vérification externe : ils se sont maintenus à l'écart de la communauté scientifique. Ils prirent l'habitude de disqualifier automatiquement leurs contradicteurs : « Oh ! Mais c'est votre résistance ! Plus vous nous résistez, et plus vous prouvez que nous avons raison ! » [1].

Ce respect implique que le processus de lexicalisation du scientifique soit achevé : au lieu de se contenter comme les enfants de savoir dans quelles phrases tel mot est à sa place sans provoquer de haussements de sourcils, il doit pouvoir donner et respecter une définition fixe et contractuelle de chacun de ses termes, ancrée dans des expériences vérifiables par tous. Contractuelle : il reconnaît que cette définition contractuelle lui est opposable.

L'idée générale de ce paragraphe n'est pas de moi : elle est enseignée par les ingénieurs qualiticiens. Avant les mesures techniques pour la réaliser, donc bien avant les outils de son contrôle, dès les premiers stades de la conception et de la fabrication, la qualité commence par un choix moral, et se continue par un choix politique d'arbitrage et de pondération entre les priorités compliquées, à accorder à chaque catégorie de « client » généralisé. Le client strict, est celui qui paie pour le produit ou le service, qui a donc le droit de vote principal, avec son portefeuille. Si celui-là seul est respecté (et l'est-il ? Ou seulement son portefeuille ?), alors bonjour les dégâts et les effets pervers, mais je renvoie le lecteur à des ouvrages spécialisés (La pratique du QFD, La qualité totale dans l'entreprise, Les outils des cercles et de l'amélioration de la qualité, tous trois aux Editions d'Organisation).

Bien qu'aucun physicien faisant oeuvre d'historien des sciences n'ait le tempérament d'un faussaire - tous situent scrupuleusement le contexte expérimental, et ils pensent assez lucidement au contexte conceptuel - tous ceux que j'ai lus falsifient systématiquement les mathématisations de leurs devanciers [2], en toute inconscience [3]. De la même façon qu'en 1888 (à une époque où le concept de charge électrique était encore très très flou [4] : l'électron n'était pas encore inventé, il n'a été inventé qu'en 1891, et prouvé en 1897), Heaviside a remplacé la loi originale d'Ampère, par une autre, de son crû [5], avec "produit vectoriel", et ne respectant évidemment plus le cahier des charges initial d'Ampère (forces centrales, action opposée à la réaction, avec une même droite d'action comme support). De nos jours, c'est toujours la loi de Heaviside qui est enseignée sous le nom d'Ampère. Ceci consacre la victoire de l’Empire Britannique sur les mathématiciens et physiciens continentaux : italiens, allemands, français, etc. Tous ces historiens deviennent automatiquement anhistoriques comme des enfants, perdent tout recul envers leur pratique présente, dès qu'il s'agit de la mathématisation de la physique. Nous ignorons encore le pourquoi de cet aveuglement spécifique des physiciens sur leurs mathématisations. Excepté qu'examiner la réalité de impérialisme anglo-saxon est un impensable par chez nous.

S'il se trouvait un ethnologue qui comprenne le cahier des charges, et les enjeux didactiques de cette mathématisation élémentaire, il pourrait trouver la question passionnante. Nous savons en revanche, y compris par les publications de l'Académie des Sciences [6] (cf. les violences verbales de la séance du 19 novembre 1984) que l'investissement narcissique dans le mythe de l'infaillibilité méthodologique, sert à compenser les carences en épreuves de réalité. Moins on a d'épreuve de réalité, plus on compense par un narcissisme chatouilleux et un esprit de meute ombrageux. Toute critique de fond, portant sur la méthodologie, et qui vienne de l'extérieur, même "indulgente", même "très gentille", provoque une vive blessure narcissique, et déclenche le fight-and-flight syndrome. Si l'on tient compte des nombreuses plaisanteries fort peu indulgentes envers telle autre corporation voisine-indispensable-méprisée-redoutée, qui s'entendent dans les laboratoires, voire les amphis, on doit alors retenir que l'adhésion affective à une corporation entraîne généralement un contrat tacite du genre : Nous nous garantissons entre nous un sentiment de supériorité et d'infaillibilité méthodologique, qui nous permet de mépriser autrui, et ses autres et étranges méthodes. D'autant plus que l'autre, est concurrent dans les attributions de crédits de l'Etat.

 L'adhésion à une corporation, et à son arrogance, permet d'oublier que l'acte d'irrespect envers l'infaillibilité des experts, - soi y compris - soit oser vérifier, est l'acte fondateur des sciences. L'irrespect ne suffit évidemment pas - l'essentiel demeure de se confronter aux épreuves de réalité, notamment la vérification expérimentale quand elle est possible -, mais sans lui, adieu la science, et bonjour le fayotage envers les puissants du jour. Nous avons en Europe le privilège d'avoir vu le prototype de ces actes fondateurs : Christophe Colomb a découvert le continent impossible, l'Amérique. En 1500 à Rome, année du Jubilé de la chrétienté, tout le monde en parlait : les livres de géographie avaient été pris en flagrante erreur. Nicolas Copernic était à Rome en 1500. Il a pris la balle au bond : Si les livres de géographie sont faux, alors d'autres livres peuvent être faux, par exemple l'Almageste de Ptolémée. On connaît la suite, bien qu'on aime oublier le début.

 Les actes de fermeture d'une corporation aux méthodes et aux critiques venant d'ailleurs, ont notamment privé les physiciens de la distinction claire entre les phases de recherche, où tout ce qui est heuristique est bon (y compris le flou heuristique et l'analogie), et les phases de consolidation, où il y a encore du talent à déployer pour tout déminer et tout mettre en forme - phases qu'ils négligent. Pour le moment, la plupart résistent des quatre fers à tout déminage, et à toute idée de contrôle-qualité, capable de faire valoir les intérêts des clients - élèves et contribuables - contre les paresses et les narcissismes des producteurs-rois. Or la dialectique avec un contrôle-qualité externe et incorruptible, est aussi nécessaire à la physique, que l'Etat français à la Corse, et la Cour des Comptes aux municipalités.

Le critère de transmissibilité et d'enseignabilité ? Si un galopin de neuf ans ne peut pas le réexpliquer avec les mains à sa grand mère, c'est que vous, vous ne savez pas encore l'expliquer de façon efficace. A contrario, interrogez en septembre un bachelier de série scientifique qui a réussi en juillet, et demandez-lui qu'il vous explique ce qu'il a compris du champ magnétique, comment on le produit, et comment il influence les électrons. Vous serez consterné par le résultat. C'est l'enseignement qui est défectueux, qui enseigne des sottises, depuis au moins 1888. Et pourtant la solution était à portée de mains.




[1] Comédie de Regnard, Le légataire universel : « C'est votre léthargie ! » reprennent tour à tour tous les personnages de la maisonnée, dans le complot pour duper le vieillard. En effet, c'est Crispin qui a pris sa place, sa robe de chambre, et une perruque, pour dicter un testament au notaire...

[2] Sir E. Whittaker; A History of the Theory of Aether & Electricity. Dover Pub. New York. 1989. 1ère éd. 1951. T2, p. 163, lignes 2 et 3, p. 193, ligne 4,  il affirme l'identité d'un tenseur antisymétrique, avec un six-vector. Chapitre 5, il ramène plusieurs auteurs, dont D. Hilbert, G. Mie, Minkowski, Einstein, Kottler, dans son six-vector.

[3] A l'exception partielle d'Emilio Segrè: Les physiciens classiques et leurs découvertes. Fayard, Paris 1987.

[4] surtout chez les maxwelliens; les physiciens continentaux étaient plus concrets et plus clairs sur le concept de charge électrique.

[5] O. Heaviside. Electrician (28 dec 1888), p. 229. Heaviside's Electrical papers. ii, p 500.

[6] Académie des Sciences; La philosophie des sciences aujourd'hui. Gauthier-Villars. 1986. Paris.

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